CENTRE D’ETUDES PROSPECTIVES ET D’INFORMATIONS INTERNATIONALES (CEPII)

  • Tim Groser
Trade

Je souhaiterais tout d’abord vous remercier vivement pour l’opportunité de m’adresser à vous. En guise d’introduction, je dirais que nous nous trouvons à un tournant particulièrement intéressant dans l’évolution du système commercial international. Littéralement parlant, il n’y a rien que nous puissions décrire comme neuf dans le système actuel. Les racines des tendances stratégiques clés que je vais essayer d’identifier ont été plantées il y a très, très longtemps. Cependant, je vais soutenir le point suivant : ces tendances s’accélèrent de façon si rapide que, d’un point de vue pratique, nous devons les regarder comme des faits nouveaux.

Les fondements de la politique commerciale remontent à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale

Le système de Bretton Woods, mis en place après la deuxième guerre mondiale, est basé sur trois institutions clés : le FMI, la Banque mondiale, et le GATT, qui est devenu il y a vingt ans l’OMC. La dimension commerciale du système reposait sur des grandes lignes tirées tant de principes économiques sains que de l’expérience amère du protectionnisme durant la Grande Dépression. 

En général, c’est un système cohérent, mais avec des exceptions bien sûr. Mais les critiquer reviendrait à passer totalement à côté de la question. Les personnes qui ont mis ce système en place étaient des géants politiques et intellectuels. Ils ont dû se débattre avec la question centrale du problème : les conséquences politiques et économiques de la Deuxième Guerre mondiale. Ils ont dû faire des compromis. Pourquoi cela devrait-il nous surprendre ?

L’un des compromis qu’ils ont dû faire a été une exception aux principes centraux de la clause de la nation la plus favorisée et de la non-discrimination. Cela a été inséré dans le GATT par les négociateurs nord-américains afin de permettre la mise en œuvre d’une décision politique secrète prise durant la Guerre, visant à négocier une zone de libre-échange entre le Canada et les Etats-Unis une fois les hostilités terminées. Pour ceux d’entre vous qui sont experts en la matière, je me réfère à l’article XXIV. Cet article a permis la formation de zones de libre-échange et d’unions douanières selon des procédures juridiques qui étaient très peu contraignantes. Et ce n’était pas un accident. Les dispositions juridiques étaient conçues pour être souples, afin de s’assurer que les négociateurs auraient les mains libres.

En fait, il faudra attendre plusieurs dizaines d’années pour que les Canadiens et les Américains mettent en place un accord sur une zone de libre-échange bilatérale. Mais cette subtilité qui ouvrait la voie aux accords préférentiels se trouvait désormais insérée dans le système multilatéral telle une bombe politique prête à exploser. Quelqu’un, tôt ou tard, allait la ressortir et s’en servir. Et comme nous le savons, c’est la France et l’Allemagne qui l’ont utilisé pour construire les bases de la communauté.

Ceci n’aurait pas été juridiquement possible sans l’exception à la clause de la nation la plus favorisée. Et l’on peut clairement dire, « Dieu merci cela a été possible ». Puisque je m’adresse à un auditoire européen, je ne pense pas avoir besoin de développer les raisons pour laquelle il me semble que ceci est le point de vue correct. 

Vous, les membres européens du système multilatéral, n’êtes pas les seuls à avoir utilisé cette exception juridique. Les Australiens et nous-même avons également formé une zone de libre-échange partielle en 1965. Mais, bien sûr, la primauté du système commercial multilatéral n’était pas sérieusement remise en cause tant que la première économie mondiale, les Etats-Unis, restait à l’écart des accords bilatéraux.

Ceci a changé au début des années 80 avec le lancement de l’accord de libre-échange entre les USA et Israël. Peu d’experts ont reconnu, à l’époque, l’importance de ceci, car Israël était une très petite économie. Cela a été interprété, à tort, comme une initiative de politique étrangère américaine.

En réalité, les grandes puissances telles que les Etats-Unis utilisent souvent les petits pays pour initier, et tester, des changements de politique. Pourquoi pensez-vous que la Chine s’est tournée vers un petit pays comme la Nouvelle-Zélande pour en faire son premier partenaire d’un accord de libre-échange avec un pays développé ?

Mais revenons à aujourd’hui. J’ai fait référence, plus tôt dans mon discours, à une « bombe politique prête à exploser » pour décrire le fondement juridique originel derrière ces mouvements qui nous éloignent du système commercial multilatéral. Aujourd’hui, cette bombe a littéralement explosé.

L’annonce récente d’une négociation exhaustive sur les investissements et le commerce entre les Etats-Unis et l’Europe est de loin la plus significative, vu l’importance historique du leadership américain et européen pour le système commercial multilatéral.

Si vous regardez une carte stratégique du système de la politique commerciale mondiale, vous verrez l’OMC au centre et ces nouveaux, énormes accords commerciaux régionaux à la périphérie. Les forces centripètes qui éloignent du centre en direction de la périphérie sont énormes et s’accélèrent. 

Pour vous donner une idée de l’échelle de ces mouvements, je vous laisse réfléchir à ceci :

Dans le centre géographique de l’Asie Pacifique, les dix pays de l’Asie du Sud-Est, menés par l’Indonésie, ont déjà établi avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande un nouvel accord de libre-échange immense et convergent. Il réunit ensemble les accords de libre-échange entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande et celui de l’ASEAN. L’accord est fini et est en train d’être mis-en-œuvre.

L’Amérique latine est en train de bifurquer en deux zones d’intégration économiques. L’une est déjà complétée. Il s’agit de l’union douanière du Mercosur, qui inclut le Brésil, l’Argentine, le Venezuela et l’Uruguay. L’autre est en train de se bâtir. Il s’agit de l’Alliance Pacifique, qui comprend l’autre géant économique d’Amérique latine, le Mexique, plus la Colombie, le Chili et le Pérou. Certains d’entre eux émergent de conditions particulièrement difficiles, telles que le terrorisme, les dictatures militaires ou la pauvreté. Ils ont tous le regard porté vers l’extérieur, adhèrent tous à la mondialisation. Pour eux, la mondialisation n’est pas une maladie à éviter, mais une opportunité à saisir. Ils visent à établir un modèle « d’intégration profonde », assez similaire au programme européen.

Passons à la Russie. Après une négociation d’une durée tout à fait incroyable, dix-huit (18) ans, la Russie a enfin rejoint l’OMC. Mais les Russes savent pertinemment qu’aujourd’hui, l’action se déroule à la périphérie. Ils sont actuellement dans les prémices d’un projet visant à consolider une nouvelle Union douanière avec les pays qui faisaient partis de l’ancienne Union soviétique et qui disposent encore de liens étroits, en termes de chaine d’approvisionnement, avec l’économie russe, bien plus importante.

Tournons-nous à nouveau du côté de l’Asie-Pacifique. Nous avons deux zones géantes de convergence en construction. L’une inclut la Chine, l’autre les Etats-Unis.

L’accord de libre-échange avec la Chine  et quinze (15) autres pays est dénommé ‘Regional Closer Economic Partnership’ Agreement. Il comprend également l’Inde, le Japon, l’intégralité de l’Asie du Sud-Est, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Surtout, et c’est un point crucial, les Etats-Unis ne sont pas impliqués. Ceci prendra beaucoup de temps avant d’arriver à maturité.

La négociation sur le TPP, l’accord de Partenariat transpacifique, est bien plus avancée. Dix-sept (17) sessions de négociations ont déjà eu lieu. Le fait que le Japon ait rejoint les négociations, il y a quelques semaines, change complètement la donne. Et en même temps, je sais très bien que l’Union européenne a également lancé des négociations avec le Japon. Et je dirais que la position japonaise est particulièrement intéressante, quant à la possibilité d’une réforme profonde.

L’OMC? Quo Vadis

En ce qui concerne l’OMC, politiquement parlant, j’ai perdu ma voix, au cours des six derniers mois, à essayer de faire campagne pour devenir le nouveau Directeur-général et succéder à Pascal Lamy. Si cela avait été un match de tennis à Roland-Garros, je serais arrivé jusqu’en demi-finale, mais n’ai pas atteint la finale. Je connais très bien le nouveau Directeur général, l’Ambassadeur brésilien Roberto Azevedo, et lui souhaite tous mes vœux de succès. J’ajouterai simplement le commentaire suivant, que j’ai fait en public bien avant de connaitre le résultat final. J’ai dit que la décision de présenter ma candidature avait été prise avec ce vieil adage anglais en tête : « be careful what you wish for », prenez garde à ce que vous souhaitez.

La tâche est redoutable. Ce qui est clair cependant, c’est qu’à un moment donné, nous devons, politiquement parlant, retourner à Genève. Cela fait près de vingt (20) ans que le système n’a pas été rafraichi politiquement ou juridiquement. Même un résultat modérément positif à la réunion ministérielle de Bali à la fin de cette année ne changera pas cette réalité. Cette élégante langue de bois utilisée entre ambassadeurs à Genève doit être, à un moment donné, remplacée par de nouveaux entendements politiques.

Entre-temps, une fois que nous aurons passé Bali à la fin de l’année, toute l’attention politique se portera sur ces nouveaux et immenses accords commerciaux régionaux ; l’un du côté de l’Atlantique, l’autre du Pacifique.

Si les obstacles politiques qui se dressent devant ces deux initiatives sont redoutables, la dynamique politique derrière elles est également très forte. Dans une perspective de long terme, quasi visionnaire, ces deux négociations définiront peut-être les règles du commerce multilatéral du vingt-et-unième (21) siècle qui définira le véritable ordre du jour de l’OMC, ce qui constitue ma préférence et, je le pense, celle de beaucoup d’autres. Mais ce que nous devons simplement retenir, politiquement parlant, est évident. Quelque chose doit bouger, et ces deux initiatives apparaissent comme le meilleur moyen d’aller de l’avant.

Merci.